Les miroirs d’angles des stationnements souterrains sont déformants ; ils nous éloignent, nous rapprochent, nous grossissent, nous rapetissent. Les vitrines du rez-de-chaussée dédoublent nos silhouettes. L’intérieur des ascenseurs est décoré de miroir et de laiton. Notre étage est en fait un long couloir bordé de bureaux vitrés.
Miroir miroir, montre-moi qui je suis ?
La maison est presque tranquille. Je n’entends presque pas le son de la télévision, du lave-vaisselle et de la sécheuse. J’occupe la salle de bain ; porte barrée, livres, cellulaire, cire trop chaude, pince à cils.
Je me démaquille en me regardant dans les yeux. Je refuse de me fuir indéfiniment. Pourtant, je sors la langue, je croise les yeux, je gonfle mes narines, je fronce les sourcils et je repousse les lèvres en crispant ma bouche. Je retiens mon souffle, je regarde ma grimace s’évaporer tranquillement. Voilà, je suis démaquillée. Je ne l’ai pas vu. Elle est sûrement repartie dans son monde parallèle. Un sourire discret se dessine sur mon visage jusque dans mes yeux.
As-tu vu ton air tracassée dans l’ascenseur ? Préoccupée par quoi déjà ? Obnubilée par les problèmes d’étrangers dont l’objectif est de faire plus en plus de revenus à moindre coût.
La cire est parfaite, juste assez bouillante ; je commence par le tibia gauche. Je tire sur la première bandelette. C’est quand même vrai que je travaille à les rendre toujours plus riches et je ne les connais même pas. On ne se connaît pas.
Sixième bandelette : douce contorsion pour bien saisir la courbe du mollet. Ils ne se préoccupent pas de mes comptes à payer, de moi, de mes enfants, de notre santé, de mon partenaire. Ils n’ont aucune idée de qui je suis. J’ai reçu une carte de Noël avec une étampe comme signature. Pas de bonus. Pas d’augmentation. Pas de remerciements sincères, aucune reconnaissance.
Je commence l’autre jambe par le mollet. Raté.
J’ai lu quelque part que nous changeons le monde que nous observons. Einstein croyait plutôt que nous sommes des observateurs passifs dans un monde déjà en place et sur lequel nous semblons n’avoir que très peu d’influence.
Je me demande depuis quand j’ai renoncé au droit de changer d’idées. C’est étrange, j’ai l’impression de devoir demander la permission pour vivre différemment ? Pour changer l’orientation de ma vie ? C’est fou ça!